Connaître tes mots
Le train est bondé. Les enfants courent dans le passage étroit entre les deux rangées de banquettes qui se font face. Les plus jeunes sont couchés sur le tissu épais, ils dorment à poings fermés, le souffle doux. Les plus vieux jouent aux cartes sur les tablettes repliables. On entend des rires et les termes familiers de la chasse. Dehors, c’est l’hiver et le vent du Nord déferle sur les arbres enneigés. Dans la chaleur des wagons, on se parle de tout et de rien, parce qu’on se connaît. J’ai onze ans.
Tu es assis en face de moi. Tu regardes la forêt défiler. Tu es vieux. Peut-être un peu trop pour faire ce long trajet d’une journée. Tes séjours dans le bois doivent rester brefs depuis que tes os te font souffrir. Les cheveux blancs, les yeux comme des fentes. La peau brunie par la vieillesse. Les rides sur ton visage, des écorchures ou une histoire. À cet instant, tu me parles, marmonnes une langue lointaine. Un léger tremblement aux mains quand tu pointes les bois, les montagnes, Nutshimit, la terre du centre. J’ignore ce que tu tentes de me dire. Je comprends à peine tes soupirs et tes yeux embués. Je t’écoute. Je te regarde, les yeux ronds, et difficilement, peu à peu, un mur s’abat.
Je voudrais tant savoir tes mots. Les inscrire à jamais dans ma mémoire. Les garder comme on garde la vie à l’intérieur de soi. Comme on garde le courage devant l’incertain. Connaître à mon tour les choses dont tu parles. Même abstraitement, sans les avoir touchées, les voir avec tes yeux.
C’est comme si c’était la première fois. D’immenses épinettes encerclées par la neige épaisse. Je remarque le lointain. La ligne d’horizon bleutée. Le lent continuum d’un paysage sauvage, inaltéré. Je sais que tout ceci est parfait. Dans ton esprit éraflé par les années, peut-être tentes-tu de me léguer ta mémoire. Peut-être y a-t-il un autre chemin derrière cette pureté. Plus rugueux, avec plus d’embûches, plus difficile à préserver de l’ignorance. Peut-être connais-tu l’issue de ce chemin.
Plus tard, ils me diront comme tu étais un grand homme. Un savant. Un érudit de la chasse. Un phénomène dans l’art du tambour. Un arpenteur lorsqu’il s’agissait de reconnaître les droits innus. Un dictionnaire humain, me diront-ils. À moi. Parce que j’aurai voulu, à cause de ces mots incompris, écrire ta vie. Nimushum, grand-père.
Revenir
Revenir est la fatalité. Dans ce tout petit village, dans cette nature épineuse, sablonneuse, imaginée de toutes pièces depuis mon enfance, immuable souvenir.
Dans ma rue, je me fondais dans la masse, petite fille tranquille. Je pleurais si peu bébé que ma mère bousculait mon sommeil pour s’assurer de mon respire. Je pleurais si peu enfant que ma mère m’avait oubliée sur les marches de l’escalier. Plus tard, l’étrange justice de la vie a rattrapé chacune de ces larmes.
Quitter ma maison beige aux poutres brun foncé, c’était tout quitter. Cela peut sembler insignifiant lorsqu’on ne possède presque rien. Un lit en fer-blanc et une couverture à motifs de feuilles beiges et blanches. Une maison de poupée, une salle de jeux immense au sous-sol. Passer l’hiver les joues rouges de froid, l’été la peau aussi brune que celle des enfants du Sud. Peut-être qu’un jour je reviendrai sur le bord de cette baie, embrasser ma tante et jouer dans ma chambre.
L’exil se trouve à huit heures en voiture et il a la peau pâle. Il avait fallu deux jours à ma mère pour faire la route, cette distance que je ne pouvais calculer que par le nombre de villages à traverser. J’ai fini par les apprendre par cœur. Et les arrêts, et les étapes. Suivre le rythme et avancer à la limite permise. J’ignore si ailleurs le monde a changé. Ce que je sais, c’est cette courbe mortelle qu’ils ont finalement traversée d’une route droite, à Saint-Siméon. C’est l’absence perpétuelle d’un pont entre Baie-Sainte-Catherine et Tadoussac, le nid de cette rivière devenue aussi profonde que la mer. C’est cette toute petite paroisse dont j’oublie déjà le nom, qui fermera bientôt ses portes, parce que la 138 désormais la contourne.
Ils disent que le retour est le chemin des exilés. Qu’il existe dans la patience d’un homme un aboutissement à s’être mis à part quelque temps. Je n’ai pas choisi de partir. Vingt ans plus tard, je reviens et constate que les choses ont changé.
Innu aimun, la langue innue
La langue est le pari risqué d’un peuple. Si elle survit, le peuple survit. Et si elle se noie dans une société nouvelle, le peuple se noie aussi, oubliant la nécessité de transmettre ce qui est ancien à ceux qui sont neufs. Je possède deux langues, le français et l’innu, mais seulement l’une d’elles est mienne. Parce que ma grand-mère saura que je parle d’elle si je dis Nukum. Parce que mon fils comprend que Nekuess c’est aussi son nom. Parce que l’amour profond que je porte à ceux qui me sont chers se traduit par un tshe shuenemeten.
Le risque dans ce pari, c’est le libre arbitre. Une professeure d’histoire de la langue française nous disait qu’il suffisait de trois générations pour éteindre une langue chez une famille immigrante. Si les grands-parents sont unilingues espagnols, par exemple, les parents sont bilingues espagnol et français, et les enfants ne parlent que le français. Je ne suis pas immigrante, mais je vis dans une ville où personne ne parle ma langue. Ce combat, je le mène moi aussi, et d’autres avec moi, pour que jamais nos enfants ne soient la dernière génération.
Je veux que mon fils apprenne à dire Neka, maman, lorsqu’il aura quelque chose de très important à me demander. Je veux cette proximité, presque le secret, qu’apporteront nos conversations en innu dans les lieux publics. Je veux qu’il comprenne ses petits-cousins de Uashat lorsqu’il jouera à la guerre en plein milieu de la rue. Je veux qu’avec lui subsiste une racine millénaire. Quel fardeau immense pour le petit homme qui tout juste balbutie ses premiers mots.
Nuta, mon père
Ma grand-mère m’écrit sur Facebook. De courts messages bourrés de fautes et d’amour. Aujourd’hui, elle veut me dire que c’est l’anniversaire de mon père. Il aurait eu quarante-six ans. Elle me dit qu’il lui manque un peu chaque jour et que ses pensées en cette journée triste volent une par une vers le ciel. Je n’ai rien dans mes souvenirs qui pourrait me rappeler cet homme à la peau foncée, à la beauté indienne. Rien qui pourrait s’envoler haut, très haut vers le ciel. Mis à part ceci.
C’est une photo que je mets à part, dans une valise bleue beaucoup plus vieille que moi. Une image de lui en habit d’hiver couleur kaki. Il porte sur son dos une carabine. Sur sa tête, une casquette qui rappelle l’uniforme de l’armée. N’a jamais été soldat, ni tireur d’élite. Juste chasseur, dans les meilleurs moments de sa vie. Un genou plié et à sa main, un lynx. Le sang qui tache la neige lui donne victoire. Des épinettes entourent sa mémorable prise. Il semble mal à l’aise, fixe la caméra. Des yeux bruns, des lèvres pincées, un nez droit, de minuscules taches de rousseur sur ses joues. Il est beau. Une vingtaine d’années, pas plus.
C’est une photo surnaturelle. La mort ne ressemble à rien, sinon à une image vide de souvenirs. Il n’est mort que pour ceux qui l’ont connu. Pour les autres, il est immuablement un chasseur, un nouveau marié, un père fier de poser avec son premier fils dans ses bras. Ces quelques clichés vieillis. Mon héritage.
Bonne fête papa.
Neka
Bientôt, tandis que nous sommes encore curieuses et célibataires, je t’amènerai en voyage dans les vieux pays. Tu combattras ta peur des avions, des hauteurs, des crashs comme en voit dans les films et tu t’accommoderas des minuscules portions de nourriture que les hôtesses servent à bord. Je t’amènerai voir la tour Eiffel et les Champs-Élysées, qui n’ont rien à voir avec les champs au Québec, tu sais. Et ça te rappellera la chanson qui jouait en boucle dans la voiture lorsqu’on se promenait le soir en regardant les lumières de Noël. Nous aurons le temps de manger lentement, dans des restaurants beaucoup trop chers pour nous. Et je te prendrai en photo près de la Seine. Et on visitera des châteaux, deux princesses à la recherche de leur prince charmant. Et il y aura le meilleur champagne sur nos tables et du café beaucoup trop corsé que tu dilueras avec de l’eau chaude, évidemment. Je sais que les vitrines des magasins, les édifices anciens, l’accent des hommes nous éblouiront. Et que Paris en pleine nuit n’est pas Uashat en pleine nuit. Alors peut-être qu’à cause de la fatigue, des longues marches, on en pleurera. De joie.
Surtout, je parlerai de toi lorsque j’irai sur la scène. Devant tous ces chercheurs, ces écrivains, ces professeurs, je dirai que je suis fière d’être ta fille. Que les rêves, les ambitions, les talents naissent plus aisément dans l’enfance douce. Et que c’est cette enfance qui m’a donné confiance en la vie. Tshi nishkumitin Neka.
Tshinanu, nous ensemble
Bien sûr, nous sommes différents. Nous parlons une langue qui vous est étrangère, bifurquons quelquefois vers la vôtre, pour mieux nommer la modernité, l’espace numérique nouvellement créé. Nous habitons des villages que d’autres appellent réserves, mais si vous saviez la langue, vous comprendriez que nous habitons le territoire. Bien sûr, nos maisons sont faites de bois, de ciment enfoui dans la terre. Nos façades ne sont pas en briques. Nos clôtures ne sont jamais assez tenaces pour ceux qui franchissent de longues distances. Ni nos foyers assez chauds pour ceux qui se gavent d’accolades. La proximité, c’est ce qui nous a nourris, élevés, fait devenir hommes et femmes. Nous sommes les habitants du Nord.
Bien sûr les yeux des enfants brillent comme partout ailleurs, s’illuminent devant le plaisir d’une crème molle ou d’un après-midi près de l’eau. Et ces enfants grandissent, et bien sûr, confrontés aux réalités d’adulte, cherchent leur chemin, eux aussi. S’égarent. Et se retrouvent, eux aussi. Bien sûr, nous vivons sur le sable. Près de l’eau et des lacs. Nous baignons nos corps assoiffés, un mois l’an, quand le soleil nous offre sa chaleur. Et ce lointain que nous observons nous offre l’infini, le rêve. Bien sûr, les femmes crient après leur homme, le punissent pour son infidélité. Puis elles pardonnent au père de leurs enfants. Bien sûr nous aimons la bière et le vin, l’ivresse tranquille et la musique douce. Les soirées qui s’éternisent, danser toute la nuit. Bien sûr, on meurt et on naît. On se lamente et on prie. On se marie pour la vie. On aime et on jure. On espère. On rêve. Bien sûr, nous sommes différents.
Week-end
Le vendredi à quatre heures, mon bagage est prêt. Des chips et de la liqueur, des vêtements chauds et confortables, zéro maquillage, zéro parfum, des élastiques et une brosse à dents. Mon oncle finit de paqueter le pick-up. J’entre dans la maison pour parler à ma tante. Il y a cet élève difficile qui me met hors de moi. J’ai l’impression qu’avec lui je perds totalement le contrôle. Elle me dit qu’il est le fils d’un tel. Elle connaît l’histoire de sa mère qui s’est enfuie avec l’amant de Schefferville.
Deux heures de route. Les vieilles chansons country d’un groupe innu. Les cigarettes qu’on fume comme deux cheminées, ma tante et moi. Un café à Port-Cartier. Le chemin de gravier qu’il ne faut pas quitter des yeux à cause de l’éventuel porc-épic. Les arbres qui poussent l’un dans l’autre et les ruisseaux qui les séparent. L’automne n’est ni rouge ni orange, comme au sud. Il est vert foncé avec des taches jaunes. Je repense à ma colère envers mon élève. Je comprends un peu mieux la sienne. Deux perdrix tuées sur le bord de la route. Une dans la tête. L’autre dans le ventre. Je vise mieux quand mon oncle ne me regarde pas.
Tout autour du chalet poussent des sapins et des épinettes. Quelques bouleaux, des arbres courts au feuillage jaune. Le lac auprès duquel mon grand-père a planté sa cabane s’étend en longueur d’un bord à l’autre de l’horizon. En l’empruntant en canot, il est possible de rejoindre d’autres familles, d’autres chasseurs. Mes tantes, des années plus tard, ont construit leurs chalets près de la cabane. Il y en a cinq en tout. C’est un petit village. Près de la rive, il y a une presqu’île sur laquelle se noient des troncs d’arbres gris. Au premier regard, ça a la forme d’un orignal qui se baigne. Il faut observer plus finement pour que passe l’envie d’alerter le chasseur de la présence d’une bête gigantesque. Ce n’est pas impossible, il suffit d’être avisé.
De la grande fenêtre du chalet, on voit le lac. Le café goûte meilleur. Il a fait froid cette nuit, j’enfile un gros chandail de laine pendant que mon oncle met une bûche dans le poêle. Il me demande si j’ai eu froid. Je réponds que oui, un peu. Il en reparlera durant tout le week-end, se moquera de moi lorsqu’il remplira le poêle avant la nuit. Je ris avec lui.
L’insatisfaction fait place à la simplicité. On ne se regarde pas dans un miroir. On regarde un lac limpide, et on cherche les cercles que forment les truites au fond de l’eau. C’est l’eau du ruisseau qu’on boit et on ne jette rien près du chalet, à cause des ours, de leur manière de tout engloutir. On ne voudrait pas les attirer avec nos déchets. Le matin, un de mes oncles vient boire un café. Il nous informe des traces d’orignal sur le chemin de terre juste derrière notre chalet. Il repart. Il a dit tout ce qu’il avait à dire. Ça sent les œufs et le bacon que ma tante prépare.
Nous irons vérifier les collets avant le départ dimanche vers onze heures. Ils disent que lorsqu’un lièvre est pris, la douleur le fait hurler comme un nourrisson qui pleure. Mais nous l’entendons rarement. C’est la nuit, à deux ou trois milles de notre sommeil, qu’il s’étrangle et entame son ultime combat. Il vaut mieux ne pas y assister. Ils disent que ça peut enlever le goût de la chasse.
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