En ce temps si proche, Dieu était partout et personne ne pouvait l’assassiner.
C’était le printemps mais l’hiver s’entêtait. Les routes étaient glissantes. Il neigeait, il pleuvait, il saignait, l’auto avait frappé un orignal. Le sang de l’animal gelait sur le pare-brise.
Je suis arrivé au monde dans les blasphèmes de mon père sur un chemin de campagne ensanglanté. C’était le premier jour du printemps, mais l’hiver n’avait pas dit son dernier mot. Ma mère hurlait et se fendait en deux dans une auto pleine de fracas. Ma mère accouchait dans une Pontiac qui venait de tuer une grande bête de poil et de panache.
Je faisais un trou dans le jour qui naissait. Je ne savais pas que les questions existaient. J’ouvrais en vitesse la bouche pour manger le temps qui me tombait dessus.
Une semaine plus tard, des perce-neige, des touffes de pissenlits bravaient le ciel de Rivière-du-Chagrin. Rivière-du-Chagrin, là où j’ai fait un trou dans le monde avec mon paquet de viande sale et bourré de cris.
Mon père me raconta qu’il m’avait plongé dans le corps fumant de l’orignal pour me réchauffer. Et ma mère, en l’écoutant, avait souri dans son silence gêné. Et j’ai demandé pourquoi la rivière où j’étais né portait-elle un nom rempli de larmes? Et ma mère me raconta qu’au siècle dernier, une jeune fille appelée Béatrice s’était jetée dedans. Depuis, on entendait les pleurs de son enfant mort-né monter à la surface de l’eau. Depuis, la rivière se gonflait de chagrin.
Moi, je possédais le bonheur d’être un enfant flambant neuf en équilibre sur le monde dans les bras de sa mère.
Oui, je suis apparu, avant la dégelée, sur une route bloquée par le cadavre d’un orignal.
On me baptisa Joseph Ariel. Peu à peu, je me mis à ressembler à mon nom. On m’enseigna des commandements, mes chemises d’école amidonnées les apprenaient par cœur. Je buvais en cachette du café pour grandir plus vite. Je regardais derrière la fenêtre du salon les autos devenir plus grosses. Leurs phares lisaient dans le brouillard.
J’apprenais, la tête penchée, à écrire, à compter, à prier, je regardais par la fenêtre de la classe l’azur se décolorer.
Le jour de mes sept ans, mon père m’offrit une montre, il l’enchaîna à mon poignet.
Peu à peu, je me mis à ressembler à mon visage. Je connaissais l’imparfait. J’aimais les mots, je leur mettais des s quand ils étaient nombreux, j’accordais les verbes quand ils se querellaient. Je rêvais de dictionnaires. Je me bourrais de réglisse, de lunes de miel, de caramels, mes dents de lait s’effritaient comme du sucre. Un dentiste m’en arracha sept d’un coup, je comptais mes caillots de sang, j’apprenais l’indifférence.
J’aimais l’orage, l’odeur des vers de terre, la terrifiante forêt. Je me battais avec mes camarades, j’aimais voir leur sang sur le trottoir. Le ciel de Rivière-du-Chagrin fuyait dans les gouttières. Le temps tombait sur mes cils étonnés.
Je récitais le catéchisme, langue étrangère sonnant dans mon crâne comme une cloche de tourmente.
À Noël, sous le sapin, j’entourais Jésus de paille, dialoguais avec le bœuf, l’âne, recollais Joseph qui avait perdu sa tête de plâtre.
Je servais la messe, sculpté en enfant de chœur. J’aidais le prêtre à boutonner sa soutane. Je chantais avec lui des litanies en latin. J’allumais les longs cierges de l’église. J’observais avec dégoût les adultes agenouillés, la langue sortie comme un poisson hors de l’eau, en attente de recevoir le corps du Christ.
Je pressentais, en flairant leurs bouches ouvertes, tout ce qui grouillait et pourrissait au fond de leurs corps. Après la messe, en cachette, pour calmer ma faim d’absolu, je croquais des hosties dans la sacristie, m’imaginant pour les recevoir un deuxième estomac à l’épreuve de la corruption. Il n’était pas question que je digère le Fils de Dieu avec mon repas de la veille. Le ventre gonflé de Christ, je marchais comme un cosmonaute de peur que ce paquet de vie sanctifiée ne me sorte par tous les trous du corps. Je flottais dans le mystère de la chair sans que mon cerveau ait son mot à dire.
Pourtant, j’aimais les mots, j’aimais les mastiquer avant d’en connaître le sens, les mélanger avec mes repas et parfois les avaler tout rond comme autant d’hosties profanes. J’imaginais dans mes deux estomacs des guerres secrètes. Ma bouche s’ouvrait comme un missel qui lançait ses versets et ses crachats sur le petit monde de Rivière-du-Chagrin.
J’aspirais à devenir saint, mais personne dans les environs, même au village voisin, pour me crucifier et me couronner d’épines. Me déclarant maudit, je défiais l’univers de mon petit poing. S’il y avait Dieu, il y avait Diable. Qui me prouvait que l’un n’était pas l’autre? On me donnait le choix entre le mal et le bien, je trouvais cela peu. Y avait-il autre chose? Je grattais le mal, trouvais le bien. Je grattais le bien, trouvais le mal.
Ma mère brisait des miroirs, des frères et des sœurs s’y regardaient naître, mais ils ne me ressemblaient pas. Elle avait jeté dans le monde, comme un paquet de cartes sur une table, sept enfants. J’étais l’aîné, le grand frère. Je contemplais l’arbre séculaire devant la maison. Je devinais qu’aucune de ses feuilles ne se ressemblait. L’érable, jamais identique à son ombre, ne s’en plaignait pas.
Je passais beaucoup de temps sous mon lit avec les moutons de poussière. Je guettais les maléfices, je défiais les revenants. J’avais mal au ventre. Je me sentais sale. Je voulais disparaître. Je cassais l’ampoule de mon visage à force d’inventer des questions. Je sentais des choses qui remuaient sous ma peau. Je donnais naissance à des pensées lourdes, odieuses. Y avait-il quelqu’un d’autre que moi qui parlait en moi?
Une nuit, alors que tout le monde dormait, je décidai d’arrêter de respirer. Ma chambre vacilla comme une barque. Mon squelette se désarticula dans le sac de ma chair. Un trou, noir comme celui de l’évier de la cuisine, apparut dans ma conscience. Allais-je m’échapper tout entier voleur comme un liquide? M’enfuir de moi-même par le trou, ne laissant qu’une peau d’enfant que ma mère au matin tasserait d’un coup de balai?
Quand je repris ma respiration, j’arrivai à cette conclusion : j’avais raté l’enfance, son train était parti sans moi. Sur le quai, seul et perdu, j’aperçus un étalage de livres. J’en volai un. C’était un roman d’amour malheureux et d’aventures extraordinaires. Je m’étonnais que l’histoire qu’il racontait, si éloignée de ma vie, me la redonnait plus vivante encore.
J’avais dépassé le train que j’avais raté. Je renaissais entre les pages d’un livre ouvert. La fiction provoquait en duel le réel. Les yeux brûlés, je découvrais la littérature. Je m’enfuis avec mes flammes de papier dans les branches d’un grand pin où je construisis une cabane. Perché dans mon arbre-maison, je lisais, je lisais, le front aussi vaste que le ciel. J’oubliais mes questions, Rivière-du-Chagrin oubliait son chagrin et l’oubli lui-même coulait vers le fleuve imaginaire. Les érables autour de moi se dénudaient, mais le grand pin gardait ses aiguilles, lisait par-dessus mon épaule. Mes doigts bleuis par janvier tournaient en tremblant des chapitres de guerre fratricide qui me glaçaient le cœur. Je me réchauffais avec le destin d’amants qui, en guise d’adieu, jouissaient d’un dernier baiser avant de mourir. Je lisais, je lisais, les pupilles affamées, mon âme s’ouvrant comme un gouffre. Je découvrais l’horreur du bonheur, la glaise des mensonges, les gloires fatiguées.
Un livre, cerveau ouvert comme un ciel, chemin s’enfonçant dans l’enfance.
Enfance, autre nom pour infini.
Dans mon arbre aux livres, j’imaginais aux histoires tragiques des fins heureuses, et aux histoires heureuses des fins douloureuses. Je tournais des pages et le réel se détournait de lui-même. Je secouais la vie, indifférent au mal que j’espérais lui faire.
En raison d’un processus éditorial non conventionel, certains textes ont subi des changements après leur traduction vers l’anglais. Les versions françaises peuvent donc différer légèrement – ou largement – de leurs pendants anglais.
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Photographie © Larry Towell / Magnum Photos