Ce jour-là, comme chaque jour, des poissons avaient nagé au-dessus des têtes. Le cou cassé, la bouche entrouverte, les milliers de visiteurs de l’Oceanogràfic les avaient regardés longuement à travers les parois d’un tunnel de verre.
Avec les années, pour Claire Halde comme pour les autres touristes, le souvenir de ces poissons frétillants s’estompera. Les acrobaties des orques et des dauphins, que tous avaient pourtant applaudies si fort, s’effaceront aussi. Ils oublieront le penguinarium avec ses manchots papous comme on oubliera les noms et les visages de beaucoup de gens qui auront passé dans nos vies : des camarades de classe, des voisines, des professeurs, des collègues de travail, des aventures d’un soir, des compagnons de voyage.
La plupart de ces écoliers insouciants à qui Claire tenait la main dans la cour d’école lorsqu’elle était enfant, les sourires des vieilles dames qu’elle saluait gentiment sur le trottoir, les voix de ces nombreux enseignants qui faisaient crisser la craie sur le tableau noir cent quatre-vingts jours par année, puis ces travailleurs rompus d’ennui à côté desquels elle pianotait sur un clavier QWERTY jauni pour payer ses études, et même certains corps d’hommes qu’elle avait pourtant embrassés passionnément au creux de la nuit : tous finiront par disparaître de ses pensées.
Jamais, cependant, Claire Halde n’oubliera la femme de Valence. Cette femme étrange qui est venue vers elle cet après-midi-là au bord de la piscine du Valencia Palace, elle la garde obstinément en mémoire – peau, visage, voix, chevelure, regard –, même si son passage dans sa vie n’aura duré qu’une dizaine de minutes, le temps d’échanger cinq phrases puis de se regarder en silence. Claire ne lui a pas dit son nom et elle ne lui a pas demandé comment elle s’appelait. Elle restera toujours « la femme de Valence », un fantôme sans nom dans sa vie.
Ce mois de juillet là, aucune goutte de pluie n’était tombée sur Montréal. La chaleur avait d’abord paru normale pour la saison, puis Claire et Jean s’étaient mis à se traîner sous ce soleil sans pitié, cherchant l’ombre à toute heure. C’était comme si cela devenait l’explication à tout, absolument tout : leur fatigue, leurs disputes de couple qui bat de l’aile, les commerces fermés pour vacances annuelles, le manque d’entrain pour organiser des activités avec les enfants, la fadeur des fraises. C’était même, d’une certaine manière, ce qui expliquait leur voyage en Espagne. Il leur fallait quitter Montréal et sa chaleur suffocante, ne serait-ce que pour quelques jours.
Sur un coup de tête, ils avaient donc réservé quatre billets d’avion pour Valence pour la première semaine d’août.
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Vers midi, en cette première journée de vacances, un taxi dépose ainsi Claire Halde et sa famille devant l’hôtel Valencia Palace. Claire règle la course pendant que Jean sort les valises du coffre de la voiture. Les enfants attendent sagement que tous les bagages soient rassemblés sur le trottoir au pied de l’hôtel. Le rez-de-chaussée est lumineux, vitré sur deux côtés dont l’un donne sur le Palais des congrès dessiné par Sir Norman Foster où il semble ne se passer rien, comme si le bâtiment était déserté et figé, éteint dans l’été valencien. Des feuilles mortes jonchent le sol devant l’entrée tout en verre. Les bassins d’eau sont vides.
Le Valencia Palace est plus imposant avec ses quinze étages; c’est comme s’il jetait de l’ombre sur l’édifice voisin. Cet hôtel, on dirait un paquebot géant échoué en pleine ville, au milieu de nulle part, avec une proue triangulaire qui s’avance sur l’avenida de las Cortes Valencianas.
Ils l’avaient choisi pour sa piscine, pour ses quatre étoiles, pour plaire aux enfants. Conscients que la situation géographique n’était pas idéale, ils avaient cédé à l’attrait d’une promotion estivale. Sept nuits pour le prix de cinq.
À la réception, on leur remet une carte magnétique pour la chambre 714 où ils déposent leurs valises. La pièce est sombre. Les rideaux épais, lourds, fleuris, ne bougeront que très peu pendant leur séjour. Claire trouve tout de suite le décor froid et impersonnel.
On pourrait être dans n’importe quelle ville du monde, du pareil au même, dit-elle à Jean. Les fenêtres ne s’ouvrent pas. On ne sent pas l’air de la ville, ni la chaleur, ni le bruit. Et on est loin de la mer.
S’ils avaient voyagé en amoureux, ils auraient probablement réservé un hébergement plus modeste, en formule chez l’habitant ou encore dans un hôtel de charme dans la vieille ville. Le mobilier aurait été en bois foncé avec une patine, des éraflures, avec un lit qui grince peut-être. Les fenêtres se seraient ouvertes sur la rue, les rideaux auraient porté des traces de décoloration dans les ondulations. Les odeurs, les bruits de la ville auraient envahi la chambre. Valence leur aurait paru moins froide le soir au moment de se mettre au lit.
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La piscine est située au quatrième, sur un toit-terrasse que surplombe l’immense tour hôtelière de quinze étages aux fenêtres carrées. Au mur, un écriteau No lifeguard on duty. Plus loin, il y a une série de plantes en pots et des haies au feuillage vert tendre en guise d’écran végétal, quelques arbres frêles choisis pour leur résistance au vent et, pour tout mobilier, des chaises longues pour la plupart vides sont alignées près du pourtour rectangulaire de la piscine. L’ombre est rare. En après-midi, le soleil est aveuglant, il fait grimacer, crisper les paupières, rougir la peau sensible des nez, les fronts, les épaules nues, les petits pieds des enfants. Sur le toit-terrasse de l’hôtel Valencia Palace, on ne voit pas la ville tout en bas, comme si cette terrasse tenait en plein ciel, suspendue au-dessus de Valence comme un gros nuage isolé.
Ils seront coupés de la Valence touristique dans cet espace flou et peu visité qu’est le quartier de Beniferri, entre la vieille ville et la zone commerciale, au nord du district de Campanar qu’ils vont parcourir en métro, en bus et en tramway en contemplant d’un regard indifférent le défilé de ces rues sans attraits, sans points d’intérêt sur leur carte touristique en couleurs.
En fin de journée, après la baignade, ils sortent et se collent aux gens de la ligne N3, respirent l’odeur de leur sueur rance après une journée de travail, leurs parfums citronnés qui persistent à la naissance du cou, dans leurs cheveux, l’odeur fraîche et sucrée des bambins qui s’agitent sur les banquettes en plastique moulé.
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Le lendemain, Claire, Jean et les enfants ont enfilé robes soleil et shorts légers. Sandales fines aux pieds, ils suivent l’itinéraire du jour deux : Cité des sciences et des arts le matin, visite épuisante du musée océanographique, lunch rapide dans la vieille ville, promenade au bord de la mer en milieu d’après-midi. Ils prennent leur temps à l’Oceanogràfic, apprécient les mouvements aquatiques, observent l’imprévisibilité des bancs de poissons, puis se lassent des écailles, des couleurs tropicales et des branchies qui s’agitent. Après quelques châteaux de sable approximatifs, ils rentrent à l’hôtel où toute la famille est ravie de se ruer vers la piscine.
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Allongée dans le peu d’ombre qu’on peut trouver sur les toits, Claire, qui n’a pas l’habitude des bikinis et des hôtels luxueux, se repose sur un transat, un livre posé sur le ventre comme une fragile tente de papier. Elle regarde distraitement en direction de la piscine où pataugent ses deux enfants qui ne savent pas encore nager, sous la surveillance de leur père qui a de l’eau jusqu’à la taille.
Claire devine du mouvement dans son angle mort, sur la gauche. Elle regarde par-dessus son épaule, et Valence devient à cette seconde précise et pour toujours une ville froide. Le ciel tourne au gris.
La femme avance en direction de la piscine. D’abord en ligne droite, déhanchement ondulant dans la jupe crayon qui restreint ses mouvements, longues jambes en saccades mal articulées, puis en zigzaguant pour contourner le mobilier de jardin. Elle semble chercher du regard une place ou alors quelqu’un, ce n’est pas clair. Le tissu raide de sa jupe acier, polyester infroissable qui brille au soleil, comprime son corps ramassé dans ses plis de détresse. Sa silhouette est frêle, osseuse, inquiétante à contrejour. Une tension, une crispation dans ses hanches et ses mâchoires. Elle porte des chaussures à talons plutôt sobres, un chemisier élégant entrouvert sur une peau cireuse. Ses cheveux sont blonds, décolorés. Du premier coup d’œil, un air de venir d’ailleurs, d’Europe de l’Est peut-être. Son visage dégage une grande mélancolie, son regard est sombre, éteint. Ses bras bougent mollement et un gros sac en cuir, en appui sur son poignet maigre, se balance dans le vide, marquant ainsi le rythme de cette avancée.
Le sac, par un curieux effet de proportions, paraît démesurément lourd et encombrant. Mauve, en forme d’enclume, ni lustré ni mat, seulement usé comme peuvent l’être les cuirs et les peaux après un certain temps. Patine et craquelures, usure et éclat perdu, dessèchement dans les plis qui pourraient, d’une certaine manière, résumer l’existence de cette femme. Cette femme qui avance vers Claire Halde sur le toit de l’hôtel Valencia Palace.
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Les enfants s’amusent ferme. Jean avait raison, pour la piscine, la baignade d’après-midi leur fait du bien. C’est le genre de petit plaisir qu’ils apprécient en voyage, mais ce n’était pas ainsi qu’elle avait imaginé les vacances à Valence, renonçant pour une piscine au charme des rues sinueuses de la vieille ville, sacrifiant une vue sur mer. Et maintenant cette femme au regard inquiet qui fait son apparition, qui lui parle dans une langue étrangère qu’elle ne saurait reconnaître. Claire lui répond en espagnol, puis en anglais, mais elle a du mal à la comprendre, sa voix est rauque et pâteuse, confuse. Can you help me? My bag, take my bag. La femme dépose son sac à ses pieds, révélant du même coup un carré d’ouate, fixé par un ruban adhésif, sur les veines de son poignet droit.
Le pansement est blanc, réalisé avec soin, comme l’aurait fait une infirmière. Claire regarde en diagonale ce carré immaculé qui recouvre la plaie de cette femme, et sa gorge se contracte.
Puis le sang se met à jaillir.
Il fuit de chaque côté du boudin de coton blanc, des rigoles de plus en plus abondantes, des filets rouges qui finissent par couler le long de son bras d’une pâleur inquiétante. L’inconnue n’y prête pas attention, tout affairée à tenter de dégager la fermeture éclair de son sac. Ses mains tremblent, ses gestes manquent de précision. Claire regarde ailleurs, vers la piscine, vers ses enfants. Elle se sent engourdie et assourdie, comme si on lui enfonçait de force la tête sous l’eau et qu’elle n’entendait plus ce qui se passe au-dehors. Le transport de l’oxygène au cerveau s’effectue au ralenti. C’est la première fois que Claire voit du sang s’écouler ainsi, d’une blessure intentionnelle. Elle a déjà vu ces cicatrices, une fois un homme dans une fête, une autre fois une jeune fille avec laquelle elle avait travaillé comme monitrice dans une colonie de vacances, Claire a oublié le nom de ces gens qui lui ont exhibé discrètement l’intérieur de leurs poignets comme une confidence. Le temps avait passé sur leur peau. Les plaies s’étaient refermées, cicatrisées, décolorées.
D’abord, elle pense que la femme vient de sortir d’une clinique ou qu’on lui a donné son congé de l’aile psychiatrique d’un hôpital situé à proximité de l’hôtel. Le sang coule pourtant, son flot se déverse du poignet à la paume, puis le long des doigts, si bien que Claire comprend que la tentative de suicide est récente.
Les yeux fixés sur le pansement, Claire demande à la femme si elle a besoin d’aide, lui propose qu’on appelle quelqu’un, qu’on réclame une ambulance, qu’on la conduise à une clinique. La femme devient nerveuse et crie : No no no no, no help, just the bag. Claire n’insiste pas, elle se dit qu’il s’agit peut-être d’une sans-papiers, qu’elle a ses raisons de ne pas vouloir être en contact avec les autorités comme elle a ses raisons d’avoir voulu s’enlever la vie. Le sang continue de ruisseler le long de son poignet, mais la femme n’y porte pas attention, elle fouille frénétiquement dans son sac. Claire se méfie, elle pense dans l’ordre à un revolver, à un couteau, à ses enfants qui pourraient être témoins de ce qui va suivre. L’intuition est forte, elle la paralyse : cette femme va se tirer une balle dans la tête, sous mes yeux, là devant mon fils et ma fille. Tout de suite après, elle se dit qu’elle cherche plutôt un couteau et qu’elle va la menacer, le lui pointer sur la gorge.
Tout se fige.
La femme sort finalement un paquet de cigarettes. Elle en tend une à Claire qui refuse d’un demi-sourire forcé et d’une main levée à angle droit. De ses doigts tremblants, l’étrangère s’allume une cigarette qu’elle va fumer un peu plus loin, dans un coin de la terrasse. Elle laisse son sac à Claire.
Claire ne comprend pas tout de suite ce qui est en train de se passer. Elle regarde ses enfants dans la piscine. Ils rient. Ils se pendent au cou de leur père, ils s’éclaboussent, ils sont heureux.
C’est ce qu’elle pressent : ses enfants ne doivent pas voir cette femme. C’est comme si toute son attention était portée vers eux : protéger les enfants, ne pas effrayer les enfants.
La femme fume un moment près des buissons, elle regarde au sol nerveusement, longe la végétation au bord du toit comme à la recherche de quelque chose, puis d’un pas traînant, elle revient vers Claire qui aussitôt lui tend son sac. Keep the bag, keep the bag! se met à crier la femme d’une voix rude et agacée. Elle murmure ensuite quelques paroles que Claire ne comprend pas, on dirait une question qui attend une réponse. La femme s’énerve. Les mots sortent péniblement de sa bouche. Claire lui tend sa serviette, à tout hasard, et lui désigne une porte bleue à droite de la piscine. En titubant, la femme se dirige vers le vestiaire féminin tout en épongeant le sang sur son bras.
Assise au bord du transat, Claire sent presque le crépitement de ses nerfs. Elle cherche à capter le regard de Jean – dilatation des pupilles, iris glacés –, elle voudrait l’appeler à l’aide ou qu’il lise la détresse sur son visage, elle ne parvient pas à parler. Le danger réveille ses instincts, son organisme émet des messages qui la parcourent, influx nerveux, charge d’adrénaline, accélération cardiaque, muqueuse buccale subitement sèche, nausées. Les mécanismes primitifs se mettent en place, une pulsion d’animal qui se raidit, un cerveau qui s’englue. L’équilibre est sur le point de se rompre entre le système nerveux sympathique et parasympathique de Claire Halde.
Elle reste là, statique, tétanisée, le sac posé contre sa cuisse nue, le regard guettant la porte du vestiaire féminin qui demeure close sans savoir quoi en attendre, cette porte bleu nuit, éraflée près du seuil, par laquelle finit par sortir la femme.
Sec et gris, ce sont les mots qui lui viennent quand Claire revoit la femme de Valence s’avancer vers elle. Sec et gris et blondeur aussi. Des hanches étroites, un ventre raide et plat, des bras maigres, le cou creux, tout entière osseuse, les cheveux blonds, la voix rauque, le regard perdu et sombre. Des saccades dans son corps, des mouvements de pantin comme si des cordes invisibles activaient sa tête, mettaient en marche ses bras, ses jambes qui la mènent au bord du toit, enjambent façon ciseaux le parapet, puis son bassin qui se plie et ses fesses qui se posent un moment sur la margelle, quelques secondes ou des minutes, un temps qui semble suspendu, et voilà qu’ensuite la femme se laisse doucement glisser dans le vide.
Tout en bas sur le boulevard des passants crient.
*
Claire n’a pas vu le corps de la femme de Valence franchir les quelques mètres cubes d’air qui séparent le toit du trottoir. Elle a aperçu l’éclair dans son regard dix secondes avant qu’elle passe à l’acte, puis le subtil mouvement vers l’avant du corps de celle qui vient de prendre la décision de se laisser tomber, puis le glissement, et en quelques secondes, Claire a imaginé le reste, la chute et l’impact, les os et le béton, la mort violente.
Parce qu’elle n’a rien vu, ce saut dans le vide que Claire Halde s’efforcera à plusieurs reprises de visualiser n’a rien de réaliste, il résiste à toute tentative de reconstitution précise. Debout près de sa chaise longue, le gros sac pendant au bout de son bras, elle a du mal à se représenter la brutalité de la scène. À peu près aussi étrangement qu’elle a surgi quelques minutes plus tôt, la femme est sortie violemment de son champ de vision en lui lançant un dernier regard, puis Claire a détourné la tête vers ses enfants, vers le visage inquiet de la petite qui accourt vers elle.
Claire n’expliquera rien à sa fille de six ans qui la fixe avec ses grands yeux noirs, ses sourcils en accents circonflexes et ce pli sur son front lisse d’enfant alors qu’elle répète, ruisselante dans son bikini à pois roses : Mais pourquoi elle a sauté, la dame? Pourquoi? Pourquoi elle a fait ça? Pourquoi tu as ce sac, maman?
Claire dira un ciel gris, elle répètera toujours cela quand elle racontera l’incident, elle s’accrochera à ce ciel gris, mais elle aurait pourtant juré que le soleil l’aveuglait quand la femme est venue vers elle.
Quelque chose se glace quand elle formule les trois syllabes de Valence dans sa tête. Un grand froid lui vient en tête quand elle se rappelle ce qui devait être une petite escapade tranquille, c’était en août pourtant, une ville balnéaire, un été étouffant. Elle revoit un ciel de cendre, une chambre sans charme, une piscine, un gym climatisé avec des tapis de course mécaniques et un mur couvert d’un long miroir face auquel elle court sans avoir chaud. Claire a oublié la température de la mer Méditerranée, elle a oublié les rues et la cathédrale, mais elle se souvient très bien de la sensation de figer sur place sur le toit de l’hôtel Valencia Palace tandis que cette femme s’avance vers elle, lui confie son sac puis se jette dans le vide.
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C’est après, en quelque sorte, que le sang est revenu, avec la précipitation, la course vers l’ascenseur, la descente seule avec le sac dans cette cage tandis que son cœur, organe creux à quatre chambres, se met à battre furieusement dans son thorax.
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Un fragment de corps humain, muscles et ligaments sectionnés, du cartilage luisant, c’est ce que Claire aperçoit lorsqu’elle s’approche des ambulanciers. L’éclat de talon, de la taille d’un abricot pas tout à fait mûr, est à environ un mètre du corps. Il a dû faire ricochet comme un caillou dans un jeu de marelle. De légers bonds secs sur le béton qui a abîmé la peau fine. Il gît là, vulgaire morceau d’os entouré de chair, à peine mouillé de sang, qui correspond exactement à la blessure sur le pied. La femme est allongée sur le dos, ses jambes sont prises de convulsions sur le trottoir.
Claire portera en elle longtemps ce talon fracassé, elle y repensera souvent. En imaginant la douleur qui a dû accompagner l’impact, elle se figurera mille fois au fil des semaines la collision de l’os et du béton. Elle se renseignera : pour un seul pied, plus de sept mille terminaisons nerveuses reliées à la moelle épinière.
Elle revivra la chute dans sa tête. Un choc au niveau du ventre d’abord, comme une brique ou une barre de fer qui apparaît en travers de l’abdomen pendant la descente dans le vide, l’effet d’un coup de poing qui vous scie en deux.
Claire connaît ce manque d’air, elle est tombée à dix ans, une chute de plusieurs mètres, en tentant de clouer une planche pour construire une cabane dans un arbre. Cela s’était passé en un éclair, elle avait basculé dans le vide, un marteau dans la main, l’écorce éraflant la peau fragile de son petit ventre blanc en longues stries brûlantes. Une fois au sol, elle avait eu le souffle complètement coupé pendant quelques secondes, elle avait eu honte de sa maladresse, du sang dans la bouche et des aiguilles de pin dans ses cheveux.
Mais en ce moment, Claire Halde respire sans entrave, là debout, tentant d’organiser l’information qui afflue et stagne autour de ce corps, textures, béton et ciel, briques et arbres, défilement sonore qui s’amenuise, décibels en sourdine, chuintement végétal de graminées au vent, va-et-vient du trafic automobile, accélération et freinage, elle remarque le grand calme des employés de l’hôtel, l’un d’eux s’allume une cigarette, aspire puis crache une bouffée de nicotine, pendant quelques secondes des volutes bleues en suspension dans l’air.
Du coin de l’œil, elle voit une vieille dame se signer d’une croix sur le terre-plein au milieu du boulevard poussiéreux tandis qu’un ambulancier se penche pour déposer une couverture thermique et faire disparaître la poitrine, les épaules, le cou nu et fin, laissant visible le visage de la femme de Valence. Claire fixe la sueur qui perle sur cette nuque d’homme, file vers le dos et mouille le col de sa chemise pâle. Elle n’ose pas lui demander si la femme est morte. Elle imagine qu’elle l’est puisque personne ne tente de manœuvres de réanimation. Il n’y a pas de sang ou très peu, pas de flaque rouge sous son crâne, peut-être parce que la chevelure absorbe l’hémorragie. Claire a vu davantage de sang dans les draps de son petit garçon quand il saigne du nez la nuit. Elle examine la peau des jambes de l’étrangère, se concentrant sur les cuisses, les genoux, les mollets qui dépassent de la couverture métallique, incapable de regarder plus d’une seconde le pied mutilé. Elle n’oubliera pas la peau de cette femme. Elle semble si unie, si fade, insensible. Une délicatesse de l’épiderme sans faille ou peut-être une extrême rigidité. Il y a un aspect affreusement lisse dans son grain, une peau inhabituelle et morbide, comme s’il ne s’agissait pas de chair, mais d’un matériau qui imite la chair, comme sur les mannequins qu’on exhibe dans les vitrines des boutiques ou les poupées de cire que les vieilles dames gardent sous verre. Il est difficile de dire si elle porte des bas nylon parfaitement mats ou si c’est véritablement sa peau qui a cet aspect diaphane et égal. Pas de rougeur, pas de hâle, pas de disparités dans le bronzage. Cela ajoute au caractère fantomatique de cette femme qui semblait revenir de loin.
Claire n’attend pas qu’on emporte le corps, elle remonte retrouver son conjoint et ses enfants au bord de la piscine. Quand Jean lui demande pourquoi elle n’a pas remis le sac aux employés de l’hôtel, quand il insiste pour comprendre ce qui lui est passé par la tête, elle dit simplement, avec le froid détachement qu’on emploie pour réciter une réplique apprise par cœur : La femme m’a dit Keep the bag, et j’ai respecté ses dernières volontés.
Leur fille réclame la sortie au parc qu’ils lui avaient promise plus tôt ce jour-là. Elle insiste, sautille, bouge les bras, fend l’air de tous ses membres : le pique-nique, je veux aller en pique-nique! Claire déglutit lentement, plantant son regard dans celui, soucieux, du père de l’enfant. Posément, le ton égal, éteint, elle dit : Oui, allons en pique-nique, montons préparer les sandwichs et les crudités. Elle vomit de la bile dans la cuvette de la chambre d’hôtel tandis que Jean tente de faire diversion auprès des enfants.
Ils sortent donc en famille pour se rendre au parc de Benicalap. Ils se dirigent vers l’arrière de l’hôtel, en le contournant par la droite pour éviter de passer par l’endroit où le corps de la femme a terminé son saut dans le vide. Afin d’endormir leur petit garçon pour sa sieste d’après-midi avec le mouvement de la poussette parapluie, ils planifient un détour avant de gagner le parc. Ils ne parlent pas. On n’entend que le couinement des roues de la poussette qui tournent dans l’axe et frottent contre le moyeu rouillé. C’est une zone peu aménagée. Des terrains vagues, un espace en friche, un bâtiment en ruines couvert de graffitis. C’est gris, sale, broussailleux. Quelques traces du passage de vies humaines dans les environs, des lambeaux de sacs et de tissu, des cannettes de bière vides, des mégots de cigarettes, une chaise abandonnée. Claire se demande si la femme est venue de cette zone incertaine, hostile sur les bords. Ce n’est pas un endroit pour des touristes, pour une promenade en famille en tenant par la main une fillette de six ans et en poussant un bambin dodelinant de la tête contre la toile orange vif de sa poussette, seule tache de couleur dans les parages avec la robe soleil fuchsia de la gamine.
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Quand Claire repense à ce pique-nique, c’est d’abord le goût des carottes crues qui lui revient en mémoire. Plein de petits fragments secs et fibreux qui se promènent sous sa langue, cognent contre ses molaires, se disloquent sous ses canines puis finissent par rouler vers la luette. Les bouts de carotte se coincent dans sa gorge, irritent la muqueuse du palais, entravent sa respiration. Encore aujourd’hui, des années plus tard, quand elle croque une carotte, Claire Halde mastique en repensant à la femme de Valence, elle avale avec peine, même après tout ce temps elle manque de s’étrangler.
Au fil des mois, elle penserait encore à cette femme de Valence en lisant des faits divers. Un homme se jette du haut du Tate Museum, par un après-midi de juillet. La ville espagnole surgirait encore lorsque le téléjournal dévoilerait les détails de l’enquête menée pour élucider les circonstances de la mort d’un homme ivre, heurté à la tête par le métro, gisant sur le quai de la station Langelier par un soir de janvier sous les yeux d’une quarantaine d’usagers et de trois employés de la société de transport qui assistent à la scène sans le secourir tandis que deux rames passent à quelques centimètres de lui, que seize minutes s’écoulent, que l’indifférence règne et que l’homme se meurt.
La nuit aussi, elle reverrait la silhouette de cette femme, cette peau, cette chevelure blonde, elle entendrait cette voix sauvagement rauque et pâteuse dans ses cauchemars. Et quand elle courrait, même des mois, des années après le voyage à Valence, elle ressentirait parfois une douleur sourde, un impact dans son talon qui ferait émerger l’image du morceau d’os détaché du pied, ce bout de chair rose sur le trottoir. Elle ne pourrait pas entendre Valence sans penser au suicide de cette femme, sans se dire : tu as laissé mourir quelqu’un pendant tes vacances en Espagne.
En raison d’un processus éditorial non conventionel, certains textes ont subi des changements après leur traduction vers l’anglais. Les versions françaises peuvent donc différer légèrement – ou largement – de leurs pendants anglais.
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