Comme il a grandi, j’ai pensé, puis j’ai passé la débarbouillette sous l’eau tiède du lavabo de la salle de bain. Mon fils aîné, agenouillé sur le carrelage de béton, une main retenant sa longue frange de cheveux châtains tirant sur le roux, était parcouru de spasmes depuis près d’une heure. Il avait chaud, puis froid; gémissait parfois, mais à peine. Pas un enfant dramatique, celui-là.
Après l’avoir essorée, j’ai déposé la débarbouillette sur sa nuque, comme ses os sont saillants, comme il est maigre, je me suis assise sur le bord de la baignoire, et j’ai attendu avec lui.
Il était deux heures quarante-sept, et nous étions réveillés depuis minuit et demi, depuis que ses pas de loup avaient trouvé leur chemin jusqu’au bas de l’échelle de son lit mezzanine – chaque craquement si familier, depuis des années si étroitement lié à mes entrées et sorties du sommeil. Quelqu’un ne dort pas. Quelqu’un souffle dans son lit. Quelqu’un tousse. Il avait sans doute attrapé le virus sur une poignée de porte ou un livre de bibliothèque, que sais-je, il a presque quinze ans, je ne peux pas le suivre partout, non, il faut me contenter de répéter les consignes, lave-toi les mains, et espérer pour le mieux. Assise sur le bord de la baignoire, les yeux fixés sur le coulis usé entre les tuiles – il aurait fallu les espacer davantage, peut-être choisir une autre teinte de coulis, à moins que ce ne soit de la moisissure, la moisissure rend-elle les adolescents malades? Où peut donc mener mon incapacité à prévenir les dangers et les indigestions, sinon à la mort, la mort viendra, il le faudra bien, mais je refuse d’être témoin de celle de mes enfants, ou pire, d’en être la cause, pour tout dire je refuse la mort de mes enfants peu importe le moment où elle surviendra. Quelle faille n’ai-je pas détectée, quelle crevasse n’ai-je pas colmatée? Je m’accrochais à pleines mains au manège de l’inquiétude.
A wind that rose
Though not a leaf
In any forest stirred[1]
Tout cela était pour moi formidablement ordinaire : cet ennemi intérieur, ce crasse désir d’anxiété, tentant comme un fix d’héroïne. Je cède à son appel depuis l’enfance, à parts égales comblée par sa familiarité et minée par ses assauts. Parce que pour peu qu’on connaisse ses mécanismes, on sait que l’inquiétude nous prend en vitalité ce qu’elle nous donne en intensité.
Le lendemain, alors que mon fils récupérait sous une couverture, il n’en est pas mort, le soleil s’est levé, il faut continuer, je me suis assise à mon bureau et j’ai ouvert l’ordinateur. Ce jour-là comme tous les autres jours, je devais m’atteler à l’écran et pratiquer mon métier – serais-je paralysée, engloutie dans cette gueule de bois anxieuse, ou au contraire, connaîtrais-je cette acuité de vision propre à certains états catastrophiques? Les deux étaient possibles. Les deux m’étaient arrivés.
L’acte d’écrire souffre mal les interruptions. On est donc forcé d’y apporter, chaque jour que l’on passe assis devant la page, tout ce que notre œil contient, que cela nous soit utile ou non. Il y a une symbiose particulièrement jouissive à créer un récit d’asservissement puis d’affranchissement alors qu’on traverse soi-même une humiliation amoureuse cuisante; tout comme il est pénible d’aborder, par exemple, les rêves de liberté sociale de la génération de mes parents au moment où cette même génération, sous la bannière du Parti libéral, dirige le Québec avec une médiocrité et un corporatisme terrassants. De l’obstination ou de l’instinct de survie, je ne sais trop ce qui m’a poussée à écrire non seulement en dépit de l’anxiété, mais peut-être grâce à elle. Cette peur obsédante de perdre mes enfants a nourri l’écriture d’une pièce traitant de l’enjeu réel de la délocalisation des services essentiels en région rurale au Québec, dans laquelle je mettais en scène un jeune garçon plongé dans le coma parce qu’il était resté trop longtemps à attendre l’ambulance après une simple chute. Ma tourmente devant l’intolérance assumée d’une petite frange de la population dite « de souche » a quant à elle fait jaillir un roman graphique proposant la vulnérabilité comme forme de courage.
Mais l’inquiétude a su également m’étrangler et me faire taire. Il y a deux ans, on a souligné les vingt-cinq ans de la tuerie de la Polytechnique où quatorze femmes ont perdu la vie. Pour l’occasion, on m’a demandé de participer à une entrevue avec trois autres femmes : une journaliste visée par le tueur dans son « manifeste » misogyne, une survivante de la fusillade et une jeune militante qui n’était pas encore née au moment de la tragédie. Moi, j’avais douze ans, et si je m’en rappelle comme si c’était hier, et si l’affolement devant cette horreur a laissé une sorte de mousse sur le sol de ma ville depuis, je n’ai jamais su en parler, pas plus le soir de cette entrevue que dans mon travail. Dans l’état actuel des choses, avec le régime brutal et vulgaire en place au sud de chez nous et les régimes brutaux et cruels se multipliant ailleurs sur la planète, cette angoisse tétanisante me revient de plus en plus souvent. Comment ne pas se réduire soi-même au silence, à présent?
Comment aborder l’horreur en fiction lorsque l’horreur de la réalité la dépasse largement? Lorsqu’ivre de sa propre inquiétude, comment l’écrivain peut-il continuer à écrire?
Peut-être faut-il renoncer au monde, tel qu’il est éclairé. Une robe blanche, une chambre avec une fenêtre où changent les saisons, ne consentir à montrer de soi qu’une voix, du haut de l’escalier, plus de visages, plus de mains qui nous frôlent, ne plus laisser qui que ce soit troubler la paix d’une vie punitive et intransigeante – et avoir peur en toute quiétude. Adolescente, j’ai été tentée par cette ascèse moi aussi.
There is a pain – so utter –
It swallows substance up –
Then covers the Abyss with Trance.[2]
Emily Dickinson avalée de douleur est restée des années dans sa chambre à redouter que ses reins la lâchent, puis ils l’ont lâchée, puis elle est morte. Sa réclusion n’avait réglé aucun problème – ni les siens ni ceux du monde. Mais l’œuvre qu’elle laissait derrière, nourrie et écrasée par l’ennemi intérieur, était immense. Avait-elle aimé ses poèmes? Et eux, l’avaient-ils aimée? L’avaient-ils aidée?
Jeune adulte, j’ai délaissé l’abîme et la transe au profit d’un regard sur le monde plus amusé par la comédie tragique de l’existence – un regard dont j’ai ressenti dès lors un besoin féroce. Dans la bibliothèque de mélamine de mon premier appartement : Invitation to the Married Life, d’Angela Huth, puis tout Lorrie Moore, livres craquelés et jaunis d’avoir été trop adorés. Sur mes tablettes de bois, aujourd’hui : Claire Messud, Lisa Moore, Rachel Cusk, Elizabeth Strout, reines de l’ordinaire funeste, violentes, précises – adorées à leur tour.
Laurie Colwin, romancière américaine disparue prématurément en 1992, savait superbement incarner ce mélange d’amour éperdu pour les choses et de pessimisme maladif devant elles. D’innombrables auteurs ont pratiqué un genre similaire, sorte de chronique d’observation dosant humour, spasme de vivre et considérations quotidiennes – l’approche n’est ni rare ni novatrice. Mais Laurie Colwin est venue la première valider le pragmatisme lyrique et une sorte de lucidité obstinée auxquels j’aspirais et continue d’aspirer – en littérature comme dans la vie. C’est elle qui m’a donné à voir les mécanismes du début de l’âge adulte et la détresse de cet Occident plutôt privilégié – et décidément morose – auquel, il fallait bien l’admettre, j’appartenais. Or, si quelques-uns d’entre nous se souviennent de Laurie Colwin pour sa fiction (My wife is precise, elegant, and well-dressed, but the sloppiness of my mistress knows few bounds),[3] il semble que ce sont surtout ses écrits culinaires qui ont traversé le temps. Accumulés au fil de ses contributions à divers magazines gastronomiques américains, ses textes ont fait l’objet de deux recueils aux titres terre à terre et sans velléités littéraires, Home Cooking et More Home Cooking, précurseurs des nombreux food blogs d’aujourd’hui, à une (énorme) différence près : je demeure convaincue que ce qui faisait l’attrait de ces recueils ne tenait pas qu’à leur humour tout new-yorkais ou à la manière particulière dont ils savaient capter l’air de son temps – elle consacre des pages entières à ses recherches compliquées pour faire venir des ingrédients bio par la poste; que penserait-elle de l’abondance suspecte de bio industriel qui remplit les étalages des épiceries d’aujourd’hui? – non, je crois qu’ils sont mémorables parce qu’ils sont profondément intentionnels. Colwin plaidait, à travers ses récits de dinner parties désastreux et sa recette de bortch, pour une vie dont le salut tient dans la répétition banale et entêtée de gestes essentiels.
Préparer, manger, nettoyer, recommencer.
Une vie de travail – tempérée par la communion.
Colwin conjurait l’inquiétude et la fièvre d’exister – dont ses personnages fictifs étaient constamment atteints – en pétrissant la pâte, en mesurant la farine, en écossant les pois chiches. Y avait-il là pour elle un baume rendant ensuite l’écriture – et la vie – moins lourde à porter? Or is it just me?
Or is it just me. Is it you who sees it that way, or is it just there? lance Margaret Atwood, tout à la fois crâneuse et royale, dans le documentaire de Michael Rubbo à son sujet réalisé en 1984. Rubbo, fou d’admiration pour l’auteure, semble convaincu qu’Atwood porte forcément une grande noirceur en elle pour écrire des récits aussi sombres et aussi violents, dépeignant un monde sans espoir et des relations interpersonnelles particulièrement toxiques. Passons d’abord sur la prévisible supposition qu’une femme qui écrit ne peut que montrer le reflet de sa vie intérieure, tandis qu’un homme qui écrit révèle l’humanité à elle-même – et plongeons plutôt dans la réaction de Margaret Atwood, une fois laissée seule avec la caméra. « Il essaie de trouver pourquoi certains de mes livres sont sombres . . . Il cherche les traces de cette obscurité en moi, dans ma vie. » Il faut chercher ailleurs, dit-elle. Si ses livres sont sombres, c’est que le monde l’est. Pour ce qui est de sa vie, insiste-t-elle, who cares?
Eh bien, pour tout dire, I care.
Pas parce que je veux savoir si les écrits d’Atwood reflètent son mal-être, mais plutôt parce que je veux comprendre comment on peut pressentir et décrire une société comme elle le fait avec l’acuité implacable qui la caractérise – et continuer à vivre malgré tout. En somme : un état vaguement dépressif et perpétuellement tendu est-il le prix à payer pour la clairvoyance, celle-là même qui a fait d’Atwood autant que de Colwin, Dickinson et les autres des écrivaines monumentales? Et si oui, a-t-on affaire au pire deal qui soit?
J’ai vu ce documentaire pour la première fois au milieu d’une séance d’allaitement, jeune auteure sans textes mais les bras pleins de bébé, il n’est pas mort, le soleil s’est levé, il faut continuer. Probablement diffusé en fin de soirée sur Télé-Québec, sous-titré en français, le film m’avait laissée vissée à l’écran parce que son décor, un chalet où Margaret Atwood passait ses étés sur une île au beau milieu d’un lac, ressemblait tellement à mon propre chalet d’enfance que j’ai d’abord cru qu’assurément ça devait être le même endroit. Oui, il le fallait, c’était au lac Blue Sea près de Maniwaki, parmi les bouleaux et les épinettes, là où la forêt devient frontalière, du sud et du nord à la fois, de feuilles et de résine, c’était là que vivait l’écrivaine. Il s’est avéré que trois heures de route séparaient nos deux chalets, le sien dissimulé encore plus profondément dans l’immensité du Témiscamingue. N’empêche, j’aimais penser qu’elle puisse couper la même rhubarbe et attraper les mêmes écrevisses. Qu’une femme nourrie des mêmes éléments que moi puisse atteindre une telle virtuosité m’avait rassérénée. Les balades en canot. À genoux dans le jardin. Courir jusqu’au bout du quai et se lancer à l’eau, juste avant l’heure de l’apéro. J’y voyais une vie rêvée de l’écrivaine, levée tôt pour travailler dans le silence merveilleux d’une maisonnée remplie mais endormie, puis occupée tout le reste de la journée à se gorger de vie et de feuillage.
C’est en le revoyant, il y a quelques semaines, que ça m’a frappée : l’auteure embryonnaire que j’étais y avait trouvé un attirant arrangement de l’écriture, une maison à la fois séculaire et toute neuve; une maison à soi dans toute sa gloire effrontée. L’auteure et mère de famille de presque quarante ans, elle, maintes fois confrontée aux limites de ses capacités, y a vu une agilité telle, un talent si manifeste chez Atwood pour non seulement capter et critiquer les envahissements de notre époque, mais également savoir s’en extirper juste à temps pour ramasser le cresson dans le potager, qu’elle en est restée soufflée. Le documentaire montre Atwood, les soirs, lisant L’île au trésor à sa fille, enfant hâlée aux boucles dorées, emmêlées. Puis la voix profonde, hantée comme une épave de bateau, de son mari, chantant quelque vieille toune de marin, pour endormir la petite – scènes d’une douceur et d’une banalité extraordinaires. Et pourtant, dans l’écrit, tout le pire : l’année suivante, Margaret Atwood publierait La servante écarlate. Il faut qu’une magie tout à fait exceptionnelle opère pour qu’on puisse s’enfoncer dans la forêt la plus sombre et la plus dense avec pour seul éclairage des mots et une sorte d’espoir – et en ressortir aussi puissante. Quelle faille n’ai-je pas détectée. Quelle crevasse n’ai-je pas colmatée. Tantôt tourmente, tantôt raison d’être.
Quelques semaines après la maladie de mon fils aîné, mon fils cadet s’est réveillé avec les yeux vitreux et une toux caverneuse. C’était encore l’hiver, il n’en mourra pas, le soleil se lèvera, il faudra continuer, et si la fièvre l’obligeait à prendre congé de l’école pour la journée, une seule dose de liquide rouge a suffi à lui redonner son aplomb. Nous sommes sortis tous les deux, autant pour calmer le grondement de mon inquiétude que pour oxygéner ses poumons. Sur le petit pont des écluses du parc de la Visitation, il s’est amusé à ramasser les blocs de neige glacée entassés sur le côté du chemin pour les lancer dans la rivière des Prairies, à la limite nord de l’île de Montréal. On pouvait y voir lézarder le courant, sous la neige. Parfois, les blocs s’écrasaient sur les plaques de glace en îlots maladroits. Mais il arrivait qu’un bloc parvienne à atteindre la cible, un petit trou dans la banquise, et plonge dans l’eau. Nous courions alors de l’autre côté du pont, pour le voir passer dans les rapides, déjà grugé par l’eau, presque transparent, bientôt disparu. Il faudrait que j’écrive, plus tard.
Plus tard, j’écrirais.
En raison d’un processus éditorial non conventionel, certains textes ont subi des changements après leur traduction vers l’anglais. Les versions françaises peuvent donc différer légèrement – ou largement – de leurs pendants anglais.
Pour lire ce texte en anglais, visitez granta.com/writing-while-worried
Les photos © Fanny Brit
[1] Emily Dickinson, « A wind that rose».
[2] Emily Dickinson, « There is a pain – so utter ».
[3] Laurie Colwin, Another Marvelous Thing, 1985.