Il aurait voulu me reconduire jusque chez mon père mais je préfère qu’il me laisse au métro; j’y prendrai l’autobus seule. Dans la voiture, il fait des blagues, il parle de mon père, me dit Joël ci, Joël ça, je ris à moitié, Joël dans nos conversations est un personnage, un pantin. C’est une des premières choses que je lui ai dites, J’ai des daddy issues. Parle, parle, parle, en se stationnant, il met sa main sur ma cuisse, la fait monter le long de mon flanc, frôle mes seins, serre ma trachée, doucement. Je me sens à ma place, comme s’il s’assurait que tous mes organes sont aux bons endroits en mettant sa langue dans ma bouche, sa main sur ma gorge. Quand on s’embrasse, on ne respire pas de toute façon. Il y a bientôt trois ans que nous sommes ensemble et je ne l’ai pas présenté à mon père. Rien ne me semble plus vulgaire, plus étrange, plus déplacé que de les imaginer assis ensemble à la table familiale, leurs amours pour moi juxtaposés.
Comme à chaque fois que je prends la 141 au métro Saint-Michel, comme à chaque fois que je vois défiler la laideur de Jean-Talon jusqu’à Pie-IX, je sens l’angoisse se déplier à l’intérieur de ma peau. De petits insectes gris et voletants montent dans mon œsophage, prennent place dans ma gorge. D’un coup, tout ce que mon amoureux vient de sceller à l’intérieur de moi, mon cœur, mes poumons et le sang qui m’irrigue, tout s’ouvre, se décolle, coléoptères et libellules s’installent et grouillent. Je les sens qui s’acharnent à franchir mon derme, qui se butent aux frontières de ma peau et qui, mécontents, me dardent de l’intérieur. Pique, pique, pique. Dès que j’entre dans sa maison, c’est toujours la même chose, mon père me remercie trop d’être là. Il m’appelle Ma belle, ma chérie. Ses yeux déjà rougeâtres se brouillent, il passe la main sur mon bras, me masse l’épaule pendant quelques secondes dans l’entrée alors que j’ai encore mon manteau sur le dos.
Lorsqu’il me touche, il me brûle.
Ma sœur arrive une minute après moi, et il nous dit Je ne vous vois pas assez souvent, Je m’ennuie. Il dit chaque fois, Mes enfants, mes amours, vous êtes toute ma vie. Au téléphone habituellement il ajoute que L’amour d’un père pour ses filles est un amour unique. Qu’il aime ses fils mais que ce qu’il ressent pour ma sœur et moi est spécial, particulier. Lorsque mes frères sont là, il ne parle pas de la spécificité de son amour pour elle et moi. Il dit Je vous aime tous, tous les quatre. De manière égale. Parfois il dit Je vous aime tous les cinq, le cinquième enfant dont il parle est en fait le premier, un enfant jamais né; ma mère a fait une fausse couche lors de sa première grossesse. Aujourd’hui, à haute voix, il se demande Est-ce que j’ai eu d’autres enfants, plus que quatre, plus que cinq? Par là, il ne parle pas de demi-frères ou de demi-sœurs que nous aurions, quelque part. De bâtards qu’il aurait eus avec d’autres femmes. Ce qu’il cherche à nous dire est qu’il croit que ma mère s’est fait avorter sans le lui avouer. Mon père compte sa progéniture en termes de vivants et de morts, de fantômes réels et imaginés. Il dit que Les enfants, c’est la richesse.
Qu’il aurait voulu en avoir une dizaine.
À cela, nous, ses enfants vivants, ne répondons rien. Bizz bizz bizz, fait le lampyre qui embrasse le scarabée dans ma bouche.
Contrairement à ma sœur et moi qui nous sommes échappées il y a longtemps, mes deux frères vivent encore dans la maison de mon père et en sortent rarement. La seule activité de mes frères, leur seul emploi du temps est de tenter d’habiter cette maison. Ils ne vont pas très bien, ils n’ont jamais très bien été, à eux deux ils accumulent une liste impressionnante de diagnostics psychiatriques. Aujourd’hui nous sommes assis tous ensemble autour de la table, personne ne parle vraiment.
Dans la maison de mon père, seule brille la cuisine blanche, une cuisine qui fait banlieue, bourgeoise, parvenue, une cuisine qu’il a fait rénover il y a peu et que je n’aurais jamais choisie, suspecte car elle souligne combien les autres pièces manquent d’entretien. Dans le reste de la maison tout est resté à l’identique comme lorsque ma mère habitait ici, il appelle ma mère la femme, il ne veut pas la nommer. Sauf la cuisine rien n’a vraiment changé depuis que je suis enfant, mais tout est plus abîmé, plus dégradé. Plus sale surtout. Mon père nous demande comment nous allons, ma sœur et moi, Quoi de neuf les filles. Je dis que Je suis occupée, que Je travaille beaucoup. Mon père a le regard humide, les ongles jaunis et trop longs, quand je le regarde, les insectes s’agitent dans ma gorge. Il me dit qu’il est tellement content que je sois avec quelqu’un, il me dit, Tu aurais pu être avec n’importe qui, L’important, c’est de ne pas être seul.
Aujourd’hui, c’est la fête des Pères, comme à chaque année depuis que mes parents ont divorcé, ma sœur et moi lui avons acheté des fleurs. Nous lui offrons quatre roses rouges, une d’elle, une de moi, deux pour nos frères qui ne contribuent jamais aux présents mais ce n’est pas grave, nous sommes habituées. Nous savons qu’ils n’organiseront rien pour les célébrations, qu’il revient à elle et à moi de trouver du temps pour dénicher les cadeaux. Que c’est à nous de payer. Il n’y a toujours pas de vase dans la maison. Mon père s’excuse, dit J’ai encore oublié d’en acheter un. Il en profite pour s’excuser aussi du désordre, de la mousse jaune qui déborde des sièges élimés des chaises, du plafond qui craquelle, des linges sur les comptoirs qui sentent la moisissure, de la tapisserie qui décolle des murs, des vitres sales, alors que je jette un pot de teinture rose égaré sur une étagère du vaisselier de la salle à manger. Je l’avais utilisé pour me teindre les cheveux il y a très longtemps, je ne comprends pas ce que ce pot oublié depuis si longtemps fait là, mon père ne sait pas non plus pourquoi il s’y trouve. Je me souviens de mes quatorze, de mes quinze, de mes seize ans, des différentes teintes qu’ont prises mes cheveux, blonds, roux, roses, verts, je les colorais en espérant que les changements soient plus profonds, mais ma tête demeurait bien à sa place sur mon cou, sur mes épaules, et je restais toujours la fille de mes parents. Celle de mon père. C’est après que j’ai revu ce pot de teinture que les insectes se décident à migrer jusqu’à mes yeux, leurs ailes aux transparences de dentelle apposent sur mes pupilles un acétate qui quadrille le lieu. Les insectes dissèquent les strates de la vie de mon père et de nos vies et de la vie de ma mère qui s’accumulent dans cette maison triste. Normalement les strates parlent quand on creuse des époques différentes, les strates sont bavardes tandis qu’ici, elles sont défaites de leur profondeur, trônent parallèles les unes aux autres, artéfacts de pacotille.
On cherche comme d’habitude où mettre les fleurs, les contenants de yogourt vides ne sont pas assez profonds, les verres à boire, pas assez larges. On choisit finalement un gros bac pour refroidir le champagne, il était au milieu du salon, sale, il ne doit pas y avoir eu de champagne dans cette maison depuis que mon père a soutenu son doctorat il y a vingt ans. Mon père le lave, met les fleurs dedans, essuie une larme, il nous répète Je vous aime, Je suis heureux que nous soyons tous ici, puis il sort fumer sur le patio à l’arrière. Des bouteilles de bière sont cachées partout dans la cour; il sort peut-être boire aussi. Si c’est une journée où il a moins de pudeur, il se versera plus tard du vin. Dirons-nous quelque chose? Ça dépend, parfois nous nous lassons de lui répéter qu’il ne peut mélanger médicaments et alcool. S’il boit trop, il fera une crise ou deux, mes frères le ramasseront, ma sœur et moi serons déjà parties. Si ce sont des petites crises, Ariane et moi l’apprendrons deux ou trois semaines plus tard, ou peut-être jamais. Pour les grosses, l’hôpital a notre numéro de téléphone. Ma sœur et moi sommes les premières répondantes.
Pendant que mon père est sorti, mon grand frère dit, Pour les vases, il aurait fallu aller dans la chambre de papa, débarrer sa porte et prendre les bouteilles vides qui y traînent. Mon grand frère dit, Nous aurions pu prendre une bouteille de bière pour chaque fleur, une bouteille par enfant. Il rit tout seul, ma sœur et moi regardons ailleurs. Lorsque mon père rentre, le rire de mon frère s’arrête, son visage prend l’allure de celui d’une marionnette de bois. La porte n’est pas épaisse. Est-ce que mon père nous entend lorsqu’il se trouve dehors? Nous mangeons rapidement des sushis, ma sœur ne parle pas beaucoup, je ne parle pas du tout, mon père se sert du vin, une coupe, deux coupes, trois coupes, et ensuite je n’ai plus envie de compter. Mes deux frères échangent sur la météo et la politique. Puis mon père sort quatre enveloppes, gravement. Des enveloppes qui ont l’air neuves. Il nous en donne chacun une. Je la décachette. C’est son testament. Il dit Je ne suis plus très en santé, il vaut mieux prendre ses précautions. Il nous dit, Je ne voudrais surtout pas que la femme profite de ma mort pour tout voler. À tous et à parts égales, il nous lègue sa maison.
Je dis, Je n’en veux pas, de ta maison.
Et pour une fois, les insectes se tiennent cois.
Ma sœur rit nerveusement, murmure, En tout cas, joyeuse fête des Pères. Puis plus personne ne parle. Je me lève, ma sœur aussi. Alors que nous nous apprêtons à partir, mon père me prend dans ses bras, prend ma sœur dans ses bras, il pleure encore, nous dit Je vous aime, Je vous aime tellement. Il me demande, Est-ce que je vais rencontrer ton chum bientôt? Je me rends compte qu’il ne sait pas son prénom, que je ne lui ai jamais dit.
Je reprends la 141 dans la direction inverse. Mon copain m’attend au métro Saint-Michel. Il désire savoir Comment ça s’est passé chez ton père, je lui réponds, Comme d’habitude. Il m’embrasse mais l’angoisse que j’ai ressentie en me rendant chez mon père ne s’est pas dissipée, l’angoisse a fait des strates dans mon sang, des strates sans profondeur qui s’alignent les unes à côté des autres. Dans mon sac à main, le testament est toujours là, je ne sais pas ce que je vais en faire. J’ai l’impression que sa rémanence traverse le sac, prolonge la main de mon père, brûle mon flanc. Mon copain m’embrasse encore, frôle mes hanches. Cette fois, il ne touche pas ma gorge et je me demande si les insectes qui prennent place dans ma bouche ont nidifié dans les muqueuses de ma bouche, si des nouveau-nés sont en train de naître, s’ils se préparent à grimper sur les parois de ma trachée. Je me demande si, lorsque nous nous embrassons, ils passent de mon pharynx au sien.
Je me demande si je le contamine.
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Photographie par William Henry Fox Talbot, Insect wings, c.1840 © National Science & Media Museum / Science & Society Picture Library