L’homme était là, debout derrière la maison, qui m’épiait depuis trois jours, mais peut-être n’était-ce qu’une ombre, un arbre figé dans la tempête auquel mes yeux rougis par l’insomnie donnaient forme humaine. J’avais pourtant l’impression qu’il se rapprochait, que chaque nuit il faisait quelques pas de plus, quittant peu à peu le couvert de la forêt pour l’espace dégagé du jardin.
Une autre que moi aurait peut-être tenté d’aller à sa rencontre, mais j’étais tétanisée par son immobilité, par son immuable silence, un homme de pierre ou de bois qui demeurait indifférent à mes supplications et à mes injures, aux cris que je lançais depuis le pas de la porte pour lui demander de s’en aller, de sacrer son camp, de me ficher la paix : va donc au diable, hostie de malade!
Quand je hurlais ainsi, ma voix frôlant parfois l’hystérie, j’avais la certitude qu’il souriait, que son visage masqué par l’obscurité s’éclairait du rictus de l’homme qui vous sait prise au piège et qui prend tout son temps, pas à pas, pour vous rendre folle. Sitôt la porte refermée, je courais me barricader dans la chambre d’amis et m’assoyais près de la fenêtre, une hache à mes pieds, sur la lame de laquelle je voyais son sourire se refléter, un homme de pierre ou de bois qui voulait ma perte, ou la sienne, lorsque mes nerfs lâcheraient et que je brandirais la hache sur son crâne enneigé.
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Chaque fois que je me remémore ce lieu, c’est une musique que j’entends, un grondement d’orgue dévalant la montagne telle une avalanche enveloppant les arbres d’un brouillard qui s’écroule en volutes accentuant la gravité de la musique. Cold Mountain, c’est le nom de l’endroit, mais les gens de la région l’appellent le Massif bleu, alors que la montagne est plutôt grise, grise et noire, là où la compacité de la forêt crée des ombres évoquant celles d’un amas de nuages stagnant dans l’air lourd.
J’y suis arrivée le 27 novembre 2012, quelques heures avant la tempête qui allait bloquer les routes et isoler les rares habitants du Massif pour ce qui m’a paru un siècle. Prisonnière d’une maison de plus en plus hostile et ne connaissant personne dans la région, j’attendrais pour ma part avec anxiété le retour de la lumière, allant d’une fenêtre à l’autre, tapant en vain sur les touches d’un téléphone muet et prenant la mesure de ma solitude, la mesure de l’effroi qui peut en résulter quand vous ne pouvez compter que sur vous-même.
Je ne connaissais le Massif bleu qu’à travers les histoires que mon père m’avait racontées, et même s’il m’avait parlé du charme hypnotique de l’endroit, j’étais à des lieues de m’imaginer l’effet qu’il produirait sur moi. Sa beauté, ai-je constaté en apercevant ce bloc de roc écrasant la vallée, ne tenait pas à l’harmonie du paysage, mais à son impérieuse noirceur. Cold Mountain était une veuve, une femme alourdie par des millénaires de deuil.
Quand j’ai quitté la rue principale d’Eastern Brook pour m’engager sur le chemin de l’ancienne mine de zinc, le décor était d’une platitude sans nom, des arbres chétifs, des bâtiments abandonnés, des champs gelés, rien pour m’indiquer qu’à peine deux kilomètres plus loin, la surélévation de la route me donnerait l’impression de foncer dans la montagne et, une centaine de mètres plus bas, d’être avalée par elle, happée par la force magnétique de sa masse. Au sommet de la côte, près d’un garage dont les pompes rouillées accentuaient la désolation du lieu, je me suis sentie glisser, lentement glisser vers la vallée où coulait la rivière de la Crevasse, et j’ai compris, dans le grondement des orgues m’accompagnant, que je venais d’atteindre ma dernière destination, ce point de non-retour marquant les existences qui se sont toujours cherchées.
Bouleversée à l’idée que je n’aurais peut-être d’autre avenir que l’ombre de Cold Mountain, je me suis garée sur l’accotement, où s’accumulaient des plaques de neige durcie, et j’ai ouvert ma vitre pour laisser entrer dans la voiture l’air vif cristallisant la brume accrochée aux flancs du Massif. Mon père m’avait pourtant avisée, quand il m’avait décrit la vallée, qu’on s’y enfonçait comme dans une eau glauque. Je me suis allumé une cigarette, j’ai examiné le plan qu’il avait dessiné des années auparavant, j’ai roulé jusqu’au pied de la montagne et j’ai pris l’embranchement menant à droite. La maison dont j’avais hérité se dressait au bout de la route, voilée par les premiers flocons annonçant la tempête.
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« Les peurs ne se rattachant à aucun objet visible sont les plus subtiles et les plus tenaces. » J’avais entendu ce commentaire à la radio alors que je me dirigeais vers le Massif. Le psychologue ou le psychiatre interviewé avait ensuite parlé des hantises associées à la nuit en insistant sur l’imaginaire de l’enfant, sur les formes irréelles se dessinant dans le noir, et je l’avais poliment envoyé promener, ta gueule, bozo. Je n’avais aucune envie de me faire expliquer comment nous créons nos propres fantômes, ni comment ceux-ci nous pourrissent la vie jusqu’à ce que nous ayons le courage de retirer leurs voiles pour constater qu’il n’y a rien dessous, sinon notre propre visage.
C’est donc en écoutant la musique déphasée de Green Onions, de Booker T. & the M.G.’s, que j’ai dit adieu à mes fantômes en attendant qu’ils refassent surface par une nuit de pleine lune. J’ai ensuite roulé sur environ cent kilomètres en fredonnant des airs des Beach Boys, de Jefferson Airplane, de Vanilla Fudge et des Byrds, mais un pan du voile que j’avais soulevé demeurait à la périphérie de mon champ de vision, flottant comme un drap propre et blanc sur les arbres givrés, car en me rendant à Cold Mountain, n’allais-je pas à la rencontre du passé trouble de mon père?
J’ai refoulé la question et me suis arrêtée pour faire le plein dans une station-service flanquée d’un snack-bar dont les relents de friture, conjugués à la puanteur de l’essence, condensaient l’odeur caractéristique de l’Amérique civilisée. J’ai suivi les relents d’huile rance et j’ai commandé des oignons frits à la serveuse qui me déballait mécaniquement le menu du jour, crème de tomate, hot hamburger, pouding chômeur. Non, des oignons seulement, ai-je insisté. J’avais encore en tête la pièce de Booker T. et me disais que les rondelles d’oignon auraient peut-être le pouvoir de repousser les esprits qu’avait éveillés le psy à la radio. N’importe quoi pour oublier qu’il y avait plus de morts que de vivants autour de moi.
J’ai aussi demandé du café noir, bien noir, puis j’ai fermé les yeux pour tenter de faire le vide, mais j’étais trop préoccupée par les événements des derniers jours, mon départ précipité, mon appartement laissé en désordre, mes cactus qui allaient crever, pour qu’un moment de répit dans un casse-croûte planté au milieu de nulle part m’apporte le repos espéré. Je triturais ma serviette de table lorsque Julie, la serveuse, est revenue avec mon café. J’y ai plongé le nez, la chaleur a embué un instant les verres de mes lunettes, et j’ai observé mon visage dans les miroitements qu’agitaient mes mains tremblantes. Julie m’a alors jeté un regard en coin, du genre ça ne va pas, vous?, et je lui ai souri, histoire de la rassurer quant à la triste dérive des femmes trop seules.
J’achevais mes oignons quand un habitué est entré en saluant Julie, un homme au visage fermé qui traînait les pieds sans vraiment regarder où il les posait, comme s’il avait depuis longtemps admis les règles de la fatalité. Il a ensuite accroché sa chemise de laine au portemanteau et s’est assis au comptoir, le dos courbé, pour discuter avec Julie. L’essentiel de leur conversation a porté sur le tronçon de route qu’on allait construire à l’ouest, une catastrophe pour les commerces installés dans le secteur est, puis sur la tempête qu’on annonçait dans tous les médias. Quarante centimètres, a dit l’homme en avalant une gorgée de bière. Soixante, l’a corrigé Julie, soixante centimètres sur trois jours, peut-être plus, avec des vents violents, de la poudrerie, de la grêle, y aura pas un chat au snack.
Sur ce ils se sont tus, songeant probablement aux dégâts que causerait la tempête, et j’ai senti le vent annoncé soulever ma chevelure.
*
Lorsque je suis descendue de voiture au Massif bleu, j’ai repensé à Julie, puis à l’homme accoudé au comptoir, son corps arqué sur son amertume pour l’empêcher de se répandre ou parce qu’elle constituait ce qui le reliait le plus sûrement au monde. Le vent s’est de nouveau engouffré dans ma chevelure, puis sous les pans de mon manteau, et un bout de carton a heurté le coin de la maison pour slalomer entre les flocons de neige et aboutir à mes pieds : Manipuler avec soin. Pds net 30 lb.
Malgré la froideur du vent charriant les idées grises de l’homme, j’ai failli éclater de rire, car j’étais aussi à manipuler avec soin. J’ignore si c’était le café, la fatigue de la route, l’aspect sauvage des lieux ou le fouillis que je laissais derrière moi, mais je me sentais sur le point d’exploser. Si quelqu’un m’avait touchée à ce moment, ma peau aurait éclaté, j’en suis persuadée, et ma chair se serait dispersée dans les arbres comme autant de bandelettes sanguinolentes qui seraient retombées dans un bruit flasque sur le sol blanchi par la neige, y créant des motifs rosâtres à l’aspect dégoûtant, pendant qu’auraient résonné sur les flancs de la montagne les dizaines de cris auparavant retenus par la tension de mon corps. Mort étrange d’une femme ayant cédé à la pression de l’existence, aurait-on pu lire dans le journal local, où aurait suivi une description détaillée de mon spectaculaire éclatement, accompagnée de photos en noir et blanc incapables de rendre les couleurs macabres de ma triste fin. J’ai donné un coup de pied dans le morceau de carton, manipuler avec soin mon œil, et j’ai entrepris de vider la voiture chargée à bloc.
La maison était belle, mais il s’en dégageait cette odeur de poussière et de moisissure propre aux lieux inhabités. Je me suis avancée au milieu du salon et j’ai eu le sentiment que quelque chose clochait, que l’espace ne correspondait pas à ses véritables dimensions ou qu’un objet qui n’aurait pas dû se trouver là faisait mentir l’apparente tranquillité qui régnait dans la pénombre. J’ai encore mis ce malaise sur le compte du café et de l’épuisement et j’ai déposé ma valise sur le tapis. Welcome home, ai-je murmuré, de crainte que le son de ma voix se répercutant dans les pièces vides ne fasse surgir celle d’Adrien, le frère de mon père, qui avait occupé cette maison jusqu’à sa mort, six mois plus tôt, et avait fait de moi son unique héritière.
Deux heures après, la nuit était tombée et j’étais assise devant un feu de foyer, un verre de rouge à la main, à écouter les crépitements du bois sec dans l’âtre. J’avais décidé sur un coup de tête de venir m’installer dans cette maison, dans la mémoire enfouie d’Adrien, disais-je à la blague à qui voulait m’entendre, c’est-à-dire peu de gens, mais je n’étais plus tout aussi certaine d’avoir fait le bon choix. Ma capacité de réclusion avait ses limites et il était possible que je me sois trompée quant à mon aptitude à vivre parmi les seuls bruits des choses m’entourant, les crépitements du feu, les craquements des murs et des arbres, le sifflement du vent, puis la musique d’orgue qui semblait ne jamais vouloir se taire. Et pourtant, ce calme étrange ne connaissant que de rares moments de véritable silence me rassurait.
J’ai éteint la seule lampe allumée dans le salon et me suis approchée de la baie vitrée donnant sur le Massif. À travers la neige brouillant l’obscurité, je ne percevais que l’à-pic de la falaise au sommet de la montagne, se découpant sur le ciel chargé. La falaise des fous, disait mon père en se moquant des gars à moitié équipés qui s’y accrochaient avec leurs cordes et leurs crampons et se cassaient parfois la gueule dans l’immensité de la beauté. Je comprenais ces fous, car l’à-pic avait quelque chose d’envoûtant qui vous invitait à le défier. J’irais me promener là, au pied de la falaise, quand le printemps viendrait et qu’elle ruissellerait des eaux de fonte.
Je scrutais les maigres sapins qui la surmontaient quand j’ai laissé échapper un cri. Une ombre s’était déplacée devant la maison. J’ai reculé vivement, certaine que l’ombre allait venir se coller à la fenêtre, puis j’ai aperçu le morceau de carton, qui voletait dans la fine poudrerie précédant la tempête. Manipuler avec soin…
J’ai rallumé la lampe et, avant de fermer les rideaux, j’ai vu mon reflet dans la baie vitrée, une femme pâle au regard effaré, à l’image de ses propres fantômes.
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Il m’épiait. Un homme de pierre ou de bois dont les membres rigides ne pouvaient se mouvoir qu’avec une intolérable lenteur, millimètre par millimètre, ses pieds poussant imperceptiblement la neige les recouvrant. Millimètre par millimètre. C’est ainsi qu’il progressait, du sous-bois au jardin, pour que je le délivre de son épuisement ou parce qu’il avait un secret à me confier, une vérité l’obligeant à la lenteur et me contraignant à la patience.
Or mon attente n’était que peur, fièvre, panique, une attente forcée qui se résumerait dans la violence quand l’homme atteindrait enfin la maison et qu’il s’émietterait sous le coup de hache qui voilerait de poussière le jour à venir, ou quand, son souffle court sur ma nuque, il me confierait le secret qui me laisserait aussi lourde, aussi lasse que lui, une femme de pierre ou de bois condamnée à l’inertie.
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J’avais à peine fermé les rideaux qu’une rafale venue de la montagne ou de la vallée a ébranlé la maison et que les flammes ont vacillé dans l’âtre pour ensuite être aspirées dans la cheminée. La tempête s’annonçait.
J’avais essayé de ne pas trop m’en faire avec cette tempête dont on avait parlé à la radio pendant que je me dirigeais vers Cold Mountain, me disant que je serais à destination avant que le mauvais temps atteigne la région et que la maison d’Adrien, construite pour affronter les hivers de ce pays, me tiendrait à l’abri, mais depuis que j’avais entendu les voix de Julie et de l’homme du comptoir devenir plus graves, presque des chuchotements, à mesure qu’ils évoquaient ses possibles ravages, quarante centimètres, soixante centimètres, grêle, blizzard, poudrerie, y aura pas un chat au snack, ces voix demeuraient dans le creux de mon oreille ainsi que demeuraient à la périphérie de mon regard les draps souples et blancs dissimulant mes chimères.
Ce n’était tout de même pas ma première tempête, j’en avais vu des dizaines d’autres, qui pour la plupart m’avaient mise dans des états proches de l’euphorie. J’aimais en effet me sentir secouée, fouettée par la poudrerie, savoir que les éléments contre lesquels je luttais étaient plus forts que moi et pouvaient m’anéantir si je les bravais et allais au-delà des limites que l’arrogance de l’homme aime à repousser.
Dans cet endroit, pourtant, je ne me sentais plus aussi brave et les rafales n’excitaient en moi que l’angoisse précédant l’imminence de la catastrophe. Car c’est bien ce que j’éprouvais, debout devant les rideaux tirés, le sentiment qu’une catastrophe allait s’abattre sur la montagne. Je suis retournée à mon fauteuil et me suis servi un autre verre de vin. Pour faire fuir les esprits, ai-je déclaré en tenant mon verre devant moi, au bout de mon bras tendu, puis j’ai porté un toast à Adrien, l’oncle inconnu qui m’avait menée à Cold Mountain.
La bouteille de merlot était presque vide et le feu quasi éteint quand j’ai décidé qu’il était temps de dormir un peu. J’ai apporté deux couvertures de laine sur le divan et, devant les braises qui mouraient, j’ai constaté que je n’entendais plus le vent. La maison était soudainement enveloppée de l’un de ces parfaits silences que même les animaux n’osent perturber. J’ai également retenu ma respiration, l’oreille tendue vers l’accalmie déroutante précédant le tumulte.
*
J’ai dormi d’un sommeil agité, m’éveillant toutes les demi-heures pour vérifier si j’avais bien poussé les verrous, si la neige avait enseveli ma voiture, si je percevais un quelconque signe de vie au pied du Massif puis, juste avant l’aube, la fatigue a eu raison de ma nervosité et j’ai sombré dans une noirceur contre laquelle aucune fièvre ne peut lutter. Ce sont les coups frappés contre la porte qui m’ont tirée de mes rêves, quelques coups discrets sitôt suivis de coups plus puissants, pressés, de martèlements traduisant l’urgence.
J’ai rapidement enfilé un chandail, cherchant mes chaussures, mes lunettes, ma montre parmi les objets éparpillés autour de moi, puis j’ai couru vers la porte, dont j’ai entrouvert les stores, me demandant qui pouvait venir frapper chez Adrien par un matin de tempête.
Un homme portant de lourds vêtements d’hiver, le visage rougi par le froid cinglant, se tenait sur la petite galerie. Derrière lui, tout était blanc, mais d’un blanc instable, qui se repliait sur lui-même, courait se frapper à la masse invisible de la montagne, où il s’arquait furieusement pour s’enfuir au fond de la vallée et tomber sur lui-même, blanc par-dessus blanc. Pendant que je dormais, le paysage s’était transformé, ou plutôt avait-il disparu. Plus aucun repère n’était perceptible, plus aucun arbre entier, plus aucune portion de route. Jamais je n’avais vu pareil spectacle, jamais autant de vents contraires s’affrontant dans une lutte rugissante et stérile.
J’ai hésité un moment avant d’ouvrir. Que faisait cet homme en plein cœur de la bourrasque? Me voyant hésiter, il a murmuré quelques mots inaudibles et a approché son visage du mien, de l’autre côté de la vitre tavelée de neige, pour m’implorer de le laisser entrer. Ses cils étaient couverts d’une fine couche de glace que la chaleur de ses larmes avait fait fondre et qui avait gelé de nouveau, ne laissant à l’œil qu’une mince ouverture à travers laquelle l’homme devait voir un univers liquide et givré. Sa lèvre supérieure était également couverte de glace, la mèche de cheveux dépassant de sa tuque, son foulard de laine. Je ne pouvais le retourner d’où il venait, puisque ce lieu avait disparu, comme tout ce qui nous entourait.
J’ai tiré le verrou, ignorant si je ne laissais pas entrer chez moi un cinglé qui voudrait me faire la peau, et il est pratiquement tombé à l’intérieur, poussé par l’air glacé, les jambes flageolantes et cherchant son souffle dans sa gorge rauque. Craignant qu’il s’évanouisse sur le tapis, j’ai passé mes mains sous ses bras et l’ai conduit à un fauteuil, où il s’est effondré comme une masse, menaçant de m’entraîner avec lui. Quelques larmes ont fait fondre les minuscules billes de glace scellant ses cils et son corps s’est mis à trembler de manière frénétique.
Je me suis précipitée à la cuisine pour y préparer du thé et j’ai mouillé d’eau froide une pile de serviettes que j’ai ramenées au salon en ordonnant à l’homme de se déshabiller. Il a péniblement enlevé sa tuque, son manteau, ses gants, je l’ai aidé à retirer ses bottes, pas assez chaudes pour la saison, puis j’ai enroulé ses pieds dans une serviette, ses mains dans une autre, pendant que la bouilloire sifflait, que sa respiration haletante caressait mon front penché et que je le traitais d’imbécile pour s’être aventuré dans cette tempête. Qu’est-ce que vous foutiez là, non mais qu’est-ce que vous foutiez dehors? Mes questions étaient purement rhétoriques, car je n’attendais pas de réponse, pas pour le moment du moins.
Je suis allée chercher le thé, j’ai mis des bûches dans le foyer et me suis assise face à l’homme, dont j’ai détaillé les traits en attendant qu’il soit en mesure de parler. Son visage, curieusement, m’était familier. Plus je le regardais, plus j’avais la conviction de l’avoir déjà rencontré, dans une fête, me semblait-il, mais je n’arrivais pas à mettre un lieu, une ambiance, un décor autour de lui. Puis de vagues relents de friture me sont revenus en mémoire, de lointains grésillements de radio, et je me suis penchée pour mieux l’examiner.
Se pouvait-il qu’il s’agisse de l’homme du comptoir, du type désabusé qui sirotait sa bière en commentant la météo? Je n’avais vu son visage que quelques instants, mais il avait les mêmes yeux absents, le même front barré de rides profondes. Et ses cheveux? Ses cheveux n’étaient-ils pas aussi parsemés de gris, un peu trop longs sur la nuque?
Pendant que je m’efforçais de me rappeler, une bûche s’est fendue dans l’âtre, produisant un claquement sec. L’homme a sursauté, s’est prestement retourné vers la porte et a renversé son thé sur le sol, où il s’est mélangé à la neige fondue entourant son fauteuil. Il a bredouillé quelques excuses, la route, le froid, ses membres engourdis, mais je n’étais pas dupe. Cet homme avait peur. J’ai enfoncé mes ongles dans le cuir fendillé du divan et me suis demandé si Adrien cachait une arme dans sa maison, un fusil avec lequel je pourrais me défendre de la peur qui faisait tressaillir l’inconnu que j’avais accueilli chez moi.
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Ce qui s’est passé par la suite relève de la folie, folie des vents s’entredéchirant, folie de l’homme que ces vents avaient poussé chez moi et qui, par sa seule présence, me révélerait peu à peu ma propre aliénation, mélange de violence et de cruauté dont je mesurerais la profondeur dans les miroirs que me tendrait Cold Mountain.
Je ne m’étais pas trompée, ce lieu serait ma dernière escale et j’y périrais comme Adrien, emmurée dans le silence de la pierre et du bois.
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Illustration © Gabriel Peter